jeudi 13 février 2014

Des terres imaginaires

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- J’ai possédé une ferme en Afrique, au pied du Ngong - phrase mythique de "La ferme africaine" de Karen Blixen… Et bien non, je ne vais pas vous emmener dans ma chère Afrique. Mais je pourrais commencer mon texte, sur mon jardin imaginaire, comme ceci : je possède une ferme en Amérique du Sud, au pied du volcan Osórno. La ferme se situe dans la région de Los Lagos au Chili ; le volcan Osórno est le jumeau du mont Fuji et domine le lac Llanquíhue et celui de Todos Los Santos.


La chacra de Don Lúpercio se trouve à 6 Kms de la ville, au bout d’un chemin de terre bordé d’une rangée de hauts peupliers. Ce chemin fut dessiné et créé par Lúpe et ses fils, charriant terre et graviers, pendant l’été 68. Sur le terrain de 12 hectares, s’élève une maison de bois au toit de tejuelas, sur le côté s’étend le potager près d’un puits avec son château d’eau ; pendant l’enfance de Jaime, la ferme possédait des vaches, des moutons, des poules, des cochons et un cheval. Cette période est bien révolue, la vie s’est accomplie et maintenant Don Lúpercio et Doña Juana reposent à Río Negro. Et c’est ainsi que Jaime et ses cinq frères et sœurs héritèrent de la chacra familiale.



En attendant de nous y installer et de cultiver des copihues, de nous faire appeler Don Jaime et Doña Carolina, poussons la barrière du corral, filons jusqu’à Puerto Montt où nous embarquons pour la région d'Aisén. Et c’est là que commencent mes terres imaginaires – Il pleut là-bas de mille manières : rafales mugissantes tombées d’un ciel noir, intarissables sanglots célestes (…) Parfois le déluge se déchaîne pendant quarante jours et quarante nuits. On ne sait plus d’où viennent les pleurs - Francisco Coloane "Le passant du bout du monde"


A l'Est, les plaines et les plateaux sont bordés par la Cordillière des Andes, à l'Ouest elles plongent à pic dans l'océan. La voix du vent s'y fait entendre toute l'année – Le vent mugissait sur la plaine gelée, soulevant des nuées de neige qui voilaient l’horizon, telle une mer démontée dont les vagues éclateraient au loin en gerbes cendrées - Francisco Coloane "Le cap Horn"


Vers l’intérieur du pays, se trouvent des steppes, où vivent des guanacos, des nandous, des renards et des pumas. Dans cette zone, se développe l’élevage de moutons et de bovins dans les haciendas. On ne peut se déplacer dans ces vastes horizons qu’à cheval – Un cavalier était la seule aspérité qui déchirait les draps du vent, la plaine infinie - Francisco Coloane "Le passant du bout du monde"


Voilà mon rêve, celui de vivre dans une hacienda, dans les terres australes du Chili, au milieu de nulle part ; la pluie, le vent et l’herbe drue seraient les seules fleurs de mes terres – (…) une vallée grandiose, dont les herbages divisés par le vent faisaient songer au fin pelage d’une loutre sillonné par le souffle du fourreur -Francisco Coloane "Tierra del fuego"


Avec pour seuls compagnons, les mots du poète :

Je prends congé, je rentre
chez moi, dans mes rêves,
je retourne en Patagonie
où le vent frappe les étables
où l'océan disperse la glace.

...

Si je devais mourir cent fois,
c'est là que je voudrais mourir
et si je devais naître cent fois
c'est là aussi que je veux naître
près de l'araucaria sauvage,
des bourrasques du vent du sud
et des cloches depuis peu acquises.

Pablo Neruda "El canto general"



Texte de caroline_8 et avec les mots de F. Coleane et P. Neruda, pour Les jardins imaginaires de Vanessa et ainsi faire partie des Passeurs. 

mercredi 12 février 2014

Mieux vaut marcher sans savoir où aller, que rester assis sans rien faire. (proverbe touareg)

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Au cours du voyage... C'était un très vieux train. Du plafond bas pendait, dans le couloir de leur wagon, une rangée de lampes à pétrole qui se balançaient toutes ensembles plus ou moins violemment selon la marche.

Boussif... Boussif était une ville avec de gros patés de maisons et le marché dans le centre. Une terre d'un rouge vif couvrait les rues non pavées . (...) A l'extrémité des rues transversales, le désert désolé s'élevait lentement vers le pied des montagnes faites de rocs sauvages et nus, sans une ombre de végétation.

Aïn Krorfa... Le surlendemain soir, ils prenaient le car pour Aïn Krorfa, ayant choisi de voyager de nuit afin d'éviter la chaleur suffocante du jour. (...) De nuit, parce que les étoiles brillent dans le ciel clair, [le voyageur] a l'impression, s'il ne bouge pas, qu'il n'y a pas de poussière. Le bourdonnement régulier du moteur le berce et le met dans une espèce de transe (...) jusqu'au moment où il s'endort, pour être réveillé plus tard par l'arrêt du véhicule devant quelque bordj abandonné et sombre. Aïn Krorfa... hauts murs de boue... bâtiments blancs... les trottoirs bordés d'arcades... le Grand Hôtel...  et une nuée de mouches collantes.


Bou Noura... El Ga'a... Départ dans le soir. Un peu plus tard, le car commença de grimper laborieusement une côte raide. Les vapeurs d'essence se firent lourdes et âcres (...) Le car tressautait et oscillait en poursuivant sa courbe ascendante sur le plateau. (...) La roche avait fait place au sable. El Ga'a, ses hauts murs et ses portes que l'on ferme au coucher du soleil, ses rues sombres et tranquilles, ses grands marchés où les hommes vendent ce qui vient du Soudan et de plus loin encore: barres de sel, plumes d'autruches, poussière d'or, peaux de léopard. Hotel du Ksar... fin du voyage.

Port meurt de la fièvre typhoïde à El Ga'a. Kit se sent responsable de cette mort. Elle fuit devant son passé. Une caravane l'emporte vers Dakar.

Elle demeura immobile, le regard fixé sur la sombre et calme surface de l’eau. (…) « Fais attention, disait une part d’elle-même, sois prudente. (…) Chaque fois que je pourrais être heureuse, je me retiens au lieu de me laisser aller » Elle envoya promener ses sandales et se trouva nue dans l’ombre. (…) La vie était là, soudain, elle y plongeait, elle ne se contentait plus de la regarder par la fenêtre.
Elle se baigna longuement : l’eau fraîche sur sa peau éveilla en elle l’envie de chanter. (…) Elle finit de se baigner en silence, son exaltation était retombée : mais la vie ne l’avait pas abandonnée. « Elle est là pour toujours » murmura –t-elle, tandis qu’elle regagnait la berge.

(…) Elle marchait d’un pas vif, l’esprit occupé de ce bonheur solide qu’elle venait de reconquérir. Elle n’avait jamais douté qu’il ne fut là, tout près, dissimulé par d’autres choses, mais elle avait renoncé depuis longtemps à le tenir pour une condition naturelle de l’existence. Puisqu’elle avait retrouvé cette joie de vivre, elle se promit de s’y accrocher, au prix de n’importe quel effort. (…) Sans hésiter, elle se dirigea vers l’arbuste le plus proche et posa la valise à terre. Les branches, tout autour du tronc, balayaient le sable, formant comme une tente. Elle mit son manteau, se glissa sous les feuilles, tira la valise auprès d’elle et s’endormit aussitôt.


La jeune femme, saisie d'une espèce de délire sensuel, découvre l'amour charnel avec un jeune caravanier qu'elle se met à aimer éperdument. Peu à peu, son esprit se détraque. Elle est fascinée par l'Afrique, sa prodigalité et son pourrissement, sa vitalité et sa décadence.


Texte tiré du livre de Paul Bowles -Un thé au Sahara- et photos du film de Bernardo Bertolucci.

mardi 11 février 2014

Houlgate: huit jours en hiver

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Sur fond de gris métal, de gris bleuté, de gris nuageux, de superbes villas blanches, roses et rouge carmin, aux balustrades de bois, aux corniches de dentelle et aux escaliers de pierre, s'alignent élégamment au delà des modes et du temps. Elles portent des noms évocateurs tels Villa Les Embruns, Villa Les Mouettes, Villa Bel Ombrage, Villa Suzanne ou Villa Les Lierres... et elles longent une plage de sable, plage sans fin se perdant dans la brume ou soudain s'achevant aux pieds des falaises sombres des Vaches Noires.


Sur ce no man's land, agité par des rafales de vent et de sable, quelques promeneurs comme égarés, et dans leurs pensées et dans cette tempête, marchent et lèvent parfois les yeux vers des mouettes dansantes ou des cerfs volants claquants dans l'air avant de se poser ou de s'abattre devant le Casino où, face à la mer, chante La Môme à la séance de 18h15, ce lundi là; nous sommes à Houlgate, sur la Côte Fleurie.


On ne peut découvrir de nouvelles terres sans consentir à perdre de vue le rivage pendant une longue périodeAndré Gide (1869-1951)


Texte de caroline_8 et photos de caroline_8

lundi 10 février 2014

Mademoiselle Jeanne Hébuterne dans la joie éternelle

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Douée pour la peinture et attirée par le fauvisme, elle voudrait peindre sur porcelaine et prépare à l'Académie Colarossi, le concours d'entrée à l'Ecole Nationale des Arts décoratifs de la rue Bonaparte. (Texte de Christian Parisot)

Bien que l'influence de Modigliani sur Jeanne Hébuterne ait été indéniable, les œuvres de Jeanne Hébuterne ont montré que celle-ci avait sa propre identité. Le modèle préféré de Modigliani se dépeint nue, dans des poses voluptueuses, inspirées par la tradition classique de la nudité féminine, vue par des yeux masculins. Son intention était de défier et de provoquer.



                     



26 octobre 1919: Je continue à dessiner. Malgré tout(...) je dessine. Une façon de te rejoindre, de parler le même langage que toi(...) Je voudrais recommencer à peindre(...) Si je dessine, si je veux continuer à peindre, c'est aussi pour que mes yeux ne deviennent pas vides.
31 octobre 1919: (...) Malgré ma fatigue, je continue à dessiner et à peindre: je veux parler la même langue que toi(...)  J'ai voulu te dessiner -c'était une façon autre de te toucher-
11 décembre 1919: Mon crayon sur le papier traçait la ligne du front, de ta joue(...) Tant que je te dessinerai, je maintiendrai la mort à distance.
19 décembre 1919: (...) je dois riposter, prouver que, moi, au contraire, j'ai un regard. Un vrai regard? Un regard de peintre. J'ai décider de faire moi-même mon portrait.
4 janvier 1920: (...) Il était plus urgent de prendre un crayon et de te dessiner(...) Te dessiner, c'est contrarier le temps qui passe, (...) empêcher le temps de gagner.
7 janvier 1920: (...) je te dessine. Pour te représenter réellement? Ou pour me confondre avec toi.
18 janvier 1920: Alors je me suis assise devant toi. J'ai commencé à te dessiner. Un trait de crayon fin pour cerner ton profil. (Texte de France Huser)

             
                                                                             

Elle s'appelle Jeanne Hébuterne, c'est avant tout une artiste avec son propre regard qui, le lendemain de la mort d'Amedeo Modigliani, à l'approche de l'aube, se jette par la fenêtre du cinquième étage. (25 janvier 1920)


samedi 8 février 2014

Dans les allées, nos pas...

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C'est grande tempête sur la ville, ce matin-là; les deux sœurs ont pourtant rendez-vous... l'une a pris le train pour quitter sa province, l'autre simplement le métro et toutes deux, de connivence, se retrouvent là, au bout de cette belle voie plantée d'arbres et ornée de deux bassins, que l'on appelle l'avenue de Breteuil, dans le VIIème arrondissement de Paris.

...en hiver, les pelouses étaient recouvertes de neige, un bonhomme de neige, plus grand que moi, s'élevait au bord de l'allée de terre et je me rappelle avoir fait des boules, maladroitement, avec mes petites mains gantées de laine. Au printemps, je faisais de la trottinette... rouge, elle était rouge... La grande raconte à la petite qui, à cette époque, marchait à peine .

Au pied de la guérite, les deux sœurs font face à la petite librairie, au 57, de cette avenue; la librairie de la grand-mère et du grand-père, l'immeuble de quatre étages au dessus, les deux fenêtres du petit appartement où la petite a fait ses premiers pas, où le grand frère les a initié au jeu des cow-boys et des indiens, où ils découvraient les coloriages de pages blanches qui laissent apparaitre leur mystérieux dessin lorsqu'un crayon les gribouille...

Cela fait trente quatre ans, revenues d'Afrique, qu'elles n'osaient pas... et c'est d'un pas ferme et décidé, qu'elles franchissent la porte vitrée de la librairie. Les pas du présent dans ceux de l'enfance.

Texte et photo de caroline_8

vendredi 31 janvier 2014

Ecris tout ce qui te passe par la fenêtre

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La vie intérieure, celle qui se passe dans l'esprit, et le décor intérieur, l'esprit d'une maison se confondent.

Lorsque des fenêtres sont ouvertes, je ne peux m'empêcher de regarder l'intimité de la pièce entre aperçue. Par contre, je n'écoute pas aux portes; mon regard n'est donc, en rien, malsain. J'apprécie très souvent les autres, si j'apprécie leur lieu de vie; et pas forcément le contraire. J'aime lire certains blogs, parce que le cadre et les couleurs m'ont, tout d'abord, séduite, avant leurs mots. (Je ne parle ici, que de l'intérieur et de la personnalité, et pas du tout, de l'extérieur et du physique)

... bien qu'attirée par le beau dépouillement d'une chambre de monastère, propre à la méditation, j'aime les pièces chargées de l'histoire de ses occupants, de meubles encombrés d'objets issus de leurs voyages réels ou imaginaires; dont les murs couverts de photos, de cadres, traces de leurs amitiés d'ici ou d'ailleurs, offrent un espace chaleureux propre aux invitations. (mon journal de septembre 75)



... la maison. J'avais le sentiment de faire des préparatifs pour un amour à venir... comme s'il me fallait d'abord créer un monde merveilleux pour l'abriter, pour recevoir dignement cet invité de marque. (Journal d'Anais Nin 1931-1934)

Ma maison est comme un livre que seuls quelques initiés peuvent feuilleter; les privilégiés, pour lesquels je crée cette maison, tournent les pages de ce livre, en sont les héros. Ils ne font qu'un avec la maison, l'histoire, le livre que finalement nous habitons, nous vivons, nous écrivons ensembles. (Lettres du soir de février 96)

... j'ai d'abord meublé cette maison et puis je l'ai fait repeindre. Et puis, c'est deux ans après, peut être, que ma vie, avec elle,  a commencé... je m'y suis enfermée. Et puis, je l'ai aimé. Cette maison, elle est devenue, celle de l'écriture... cette passion, je l'ai découverte ici, dans cette maison, ici. J'avais enfin une maison où me cacher pour écrire des livres. je voulais vivre dans cette maison. Pour quoi y faire?... peut être écrire, je me suis dit, je pourrais. (Ecrire de Marguerite Duras)

Chez moi, la porte est bien fermée car la maison est un refuge contre les intempéries de la vie; par contre, les fenêtres sont ouvertes sur l'extérieur, sur les bruits familiers d'une cour, sur ceux des voisins car j'aime la vie et les autres (cela n'a pas toujours été ainsi, mais la maturité a fait son oeuvre) Il ne s'agit, nullement, de construire de hautes murailles pour se couper définitivement du monde, de s'abriter dans un cocon où ne filtre aucune émotion.

Et si l'écriture traverse tout, même les portes fermées, c'est par la fenêtre que mes mots s'envolent, par le biais du blog.

Texte et photo de caroline_8

mardi 8 novembre 2011

Korékro 57 # 2

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Début 1954, mon père F. a pris en main une plantation de café de 100 hectares, à 25km de Bocanda... sur la route de Ouellé. On quittait la route de terre rouge latérite, on prenait une piste étroite qui montait à travers les caféiers et débouchait à 300 mètres sur les habitations de la plantation Korékro.

A notre installation, mon père dut débroussailler, avec l'aide de manœuvres, les lieux délaissés depuis longtemps. Il récoltait les baies dites cerises, les faisait sécher sur des terrasses de ciment, avant de les décortiquer à l'aide d'une machine sous les hangars et ainsi mettre en sac, les grains de café. La récolte étant insuffisante, il partait avec son camion Renault Galion dans les campements alentours et achetait aux paysans leurs petites productions. Il revendait le tout à de plus importants négociants.


Au cœur de la plantation de café, s'élevaient et s'étendaient notre maison, la boutique, le château d'eau et sa citerne, le poulailler et l'abri des chèvres, les habitations des manœuvres et les hangars pour le café. La boutique, toute petite pièce, était tenue par Touré qui vendait aux paysans des campements, les produits de première nécessité comme le sucre, le savon, les allumettes, des cigarettes à l'unité, de l'huile de palme, des machettes, des lampes tempêtes.

Pour mieux se faire comprendre des paysans avec lesquels F. faisait du petit commerce, il avait appris le baoulé, la langue de l'ethnie Baoulé qui habite les savanes s'étendant entre le fleuve Bandama et le fleuve N'zi. Mon père s'était confectionné un dictionnaire des mots qu'il employait (aujourd'hui disparu dans les nombreux déménagements) Le matin vers 10h, les paysans voisins de la plantation s'asseyaient au milieu de la cour, certains dans l'attente de l'ouverture de la boutique, d'autres que ma mère les appelle à la porte de notre salle d'eau où elle donnait les premiers soins sur les plaies dues aux machettes, elle soignait aussi les maux de ventre et tous les petits bobos... Un jour, elle accoucha la femme de Touré, le boutiquier et mis au monde des jumeaux.

Et moi, malgré mes six ans, je me souviens bien de la couleur jaune du terre plein de la plantation, du vert sombre et luisant des arbres entourant la maison, des baies de caféier et des fèves de cacao séchant au soleil se couchant sur les cases des manœuvres, des hangars brûlants et poussiéreux, de la marmite de riz fumant sous l'estanco qui servait de cuisine à Touré, de ces journées trop courtes où mon jeu préféré consistait à promener Bamboula, mon singe et à attendre la nuit tombée que Maman nous chante, assises sur les marches éclairées par la lune, face au jardin plongé dans le noir: Le loup, la biche et le chevalier, Une chanson douce, La chasse aux papillons, Le noël des petits santons, Douce France, Bonsoir madame la lune. Le pays d'ici et celui de là-bas, l'enfance d'ailleurs, celle des flamboyants.

Texte et images de caroline_8